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Pourquoi l’art peine-t-il à occuper l’espace public ?

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De retour dans la capitale du 18 au 28 avril, le festival Jidar a fait entrer le street art dans l’imagerie collective rabatie. Si les « murales » ont trouvé leur public et reçu l’aval des autorités locales, l’art n’en reste pas moins le grand absent de nos paysages urbains. Et pour cause : aucun cadre légal n’incite ni ne régit sa présence dans l’espace public.

Le rendez-vous est pris ! Du 18 au 28 avril prochain, onze artistes du monde entier partiront à l’assaut des murs de la capitale pour la 9e édition de Jidar. Depuis sa création en 2015, ce festival a fondamentalement transformé le visage de Rabat, installant en douceur et en couleurs l’art dans l’espace public. Éphémère par définition, le street art jouit d’un statut singulier. Pour Salah Malouli, directeur artistique de Jidar, il ne fait aucun doute qu’ils « [sont] privilégiés » ! « Nous avons en effet été invités dès 2016 par la wilaya de Rabat pour parer les murs de fresques, explique-t-il, contrairement à Casablanca, où nous avons dû nous imposer dans l’espace public (avec le festival Sbagha Bagha, ndlr) ». Dès lors, les autorités rabaties ont accepté de n’avoir aucun droit de regard préalable sur les croquis des muralistes.

Vue de la Coupole conçue en 1975 par l’architecte Jean-François Zevaco, sculpture emblématique de la place des Nations-Unies à Casablanca. Photo © Wirestock/Alamy

Une marque de confiance aussi surprenante que totale, mais aussi une condition sine qua non pour Salah Malouli, conscient de ce traitement de faveur, qu’il ne « retrouve pas à Barcelone notamment », sa ville de résidence. « Jidar est un héritier du festival L’Boulevard. Les autorités ont compris que notre principale préoccupation était la diffusion de l’art. Nous ne cherchons ni à révolutionner les mœurs ni à contrevenir au contexte marocain. De fait, les autorités reconnaissent notre engagement et notre professionnalisme. Quant au public, il respecte le labeur de l’artiste. La preuve : aucune œuvre n’a jamais été vandalisée », commente-t-il modestement. S’il s’amuse de sa perception volontairement romantique, il décrit par ailleurs un process d’une déconcertante simplicité. Les Muses se seraient-elles penchées sur le cas Jidar ? Si la ville ouvre ses bras au street art et à son esthétisme, pourquoi ne voit-on pas alors fleurir d’autres formes d’expression artistique dans les rues ?

Hormis les fresques murales, visuellement et esthétiquement abordables, les œuvres d’art se font en effet rares dans l’espace public marocain. « Une cinquantaine tout au plus », estime Hicham Daoudi, fondateur de la Compagnie marocaine des œuvres et objets d’art (CMOOA), « et des initiatives souvent marginales », ajoute-t-il, songeur. Il évoque tour à tour la Feuille de route réalisée par Ikram Kabbaj à flanc d’autoroute, les arches de Buren au parc de la Ligue arabe et la Coupole de Zevaco à Casablanca, les sculptures de Mahi Binebine dans un jardin public au centre de Marrakech, les sculptures de Belkahia, Botero ou Sow sur le parvis du MMVI à Rabat, ainsi que « quelques œuvres à l’entrée de Tétouan »… Si l’estimation est réalisée « à vue de nez », c’est en raison d’une absence d’inventaire global établi par le ministère de la Culture. Une lacune symptomatique dissimulant une forêt de failles. En effet, à ce jour, aucune politique culturelle spécifique ne prévoit ni n’encadre l’implantation d’œuvres d’art dans les espaces publics marocains.

Vue de la fresque de Machima réalisée pendant l’édition 2023 de Jidar-Rabat Street Art Festival. Photo © Abdelhamid Belahmidi

Un cadre, à défaut de loi

Néanmoins, une procédure administrative existe, souligne avec insistance Hicham Abkari. Pour le directeur des arts auprès du ministère de la Culture, la démarche est claire et passe par deux étapes cruciales. « L’artiste ou son producteur désireux de proposer une installation dans l’espace public doit dans un premier temps définir le lieu de cette implantation et s’adresser à la commune ou au domaine maritime de référence. Une fois le lieu déterminé, il convient de valider le contenu du projet artistique. Il faut, pour ce faire, obtenir l’autorisation des affaires internes de la préfecture. Cette dernière exerce son pouvoir discrétionnaire en conformité avec les articles 25 et 26 de la Constitution, instituant la liberté d’expression », détaille-t-il. Seule limite : « le trouble à l’ordre public ». Limpide et précis. S’ajoute à ces considérations une fiscalité locale qui s’applique au cas par cas.

Ce cadre légal garantit une diversité d’expression artistique, faisant coexister le pire comme le meilleur (on se souviendra de l’affaire des poissons phalliques du rond-point de Mehdia), mais il souffre d’un défaut manifeste de regard esthétique. Pas de commission ni de jury, pas de directeur artistique ni de spécialiste. Pour Hicham Abkari, la raison est là encore évidente : « Il n’est pas question d’imposer à des artistes une vision qui pourrait paraître élitiste ou normée, bien au contraire nous encourageons cette diversité. »

Sur le papier, c’est l’enfance de l’art… sur le terrain en revanche, c’est une autre paire de manches. L’artiste Hassan Darsi mène des actions dans l’espace public depuis une trentaine d’années. Malgré une évolution des mentalités, son constat reste sans appel. « Nous devons forcer des portes pour développer des projets dans l’espace public. Ce n’est pas notre travail ! Nous manquons cruellement d’interlocuteurs », déplore-t-il. Et Ikram Kabbaj, sculptrice et militante de la première heure, de compléter : « Même lorsque nous souhaitons offrir une œuvre, c’est la croix et la bannière ! » Pourquoi tant de complexité ? Où se situent les résistances ? Si Hassan Darsi dénonce « un manque d’intérêt » criant pour la cause artistique, constatant « un système sans concours d’idées, ni appels à projets, où règne l’aléatoire », d’autres en revanche y voient des raisons plus prosaïques.

Œuvre monumentale de Hassan Darsi, Marhabane a été commandée par l’ONCF pour la nouvelle gare Casa Voyageurs, dont elle occupe le hall depuis 2019. Photo © Hassan Darsi

Un blocage psychologique

Pour Hicham Daoudi, les villes du Maroc, en pleine construction, répondent en toute logique prioritairement « à des indicateurs techniques » (infrastructures, voiries, électrification). « La politique de l’œuvre dans l’espace public se cherche encore. Nous fonctionnons encore beaucoup avec des réflexions court-termistes, par à-coups. Et même si nous ressentons par endroits une volonté d’enrichir, d’inventer quelque chose de structurant, nous sommes confrontés à beaucoup de frilosité », témoigne-t-il. Selon lui, l’espace public fait peur, noyauté par le spectre sécuritaire. « Même lorsque les ressources sont disponibles, il semble qu’il y ait un blocage psychologique [chez les autorités, ndlr] que nous ne parvenons pas à dépasser : une peur de la trace que les artistes pourraient laisser dans l’espace public », avance-t-il. Et de conclure : « Il faut qu’il y ait les personnes adéquates pour assumer des choix esthétiques, que le ministère de la Culture – actuel et à venir – endosse cette responsabilité précieuse de choisir des artistes spécifiques sur des territoires spécifiques, pour que nos actions aient du sens et ne soient plus de l’ordre de l’expérimentation ! »

Sculptures de Fernando Botero, Ousmane Sow et Farid Belkahia (de droite à gauche) sur le parvis du Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain à Rabat. Photo © Wirestock/Alamy

Marketing territorial

Se lit en filigrane un propos qui dépasse les considérations purement esthétiques… Au fil de ses nombreux numéros, Diptyk n’a eu de cesse de sou- ligner combien l’art est politique. Certaines villes, dont Rabat, ville de la culture, en ont pris la mesure. À Assilah, l’ancien ministre de la Culture Mohamed Benaïssa et l’artiste Mohamed Melehi, tous deux précurseurs et amateurs éclairés, s’étaient engagés à inviter les artistes dans l’espace public, à faire de leur ville un haut lieu de rencontres, donnant naissance au Moussem international d’Assilah dès 1978 ! En 2023, ce festival a célébré sa 44e édition et démontre combien l’art participe au développement social, autant qu’il représente un puissant marqueur territorial. C’est notamment sur ce dernier point que certains militants fondent leurs espoirs. Hicham Daoudi, du Comptoir des Mines, est persuadé que le Mondial 2030 représentera une fabuleuse opportunité de mieux penser le territoire, en adéquation avec des logiques esthétiques, artistiques et politiques. Les œuvres dans l’espace public s’apparenteraient alors à une précieuse signalétique culturelle inscrite dans une réflexion conjointe sur l’urbanisme.

Pour l’heure, selon Hassan Darsi, « les artistes sont encore et toujours force de proposition » ; mais dans cette logique holistique, les architectes auront un rôle à jouer. Rachid Andaloussi, grande figure de la profession et fondateur de l’association Casamémoire, ne peut qu’acquiescer. Dans l’espace public, « l’art ne doit pas entrer en concurrence avec l’architecture : ils doivent être complémentaires », déclare-t-il, conscient de la difficulté de la tâche. Il cite pour exemple le vaste projet de la construction du siège de la Trésorerie générale du royaume, à Rabat, pour lequel il a suggéré au maître d’ouvrage d’appliquer la loi française dite du « 1 % culturel ». Cette disposition légale institue la création d’œuvres d’artistes-plasticiens contemporains associés à la création architecturale publique. « Il a accepté et ça lui a permis de constituer une partie de sa collection d’œuvres », signale-t-il, enthousiaste.

Sculpture Feuille de route réalisée en 2013 par Ikram Kabbaj pour Autoroutes du Maroc (ADM), installée sur la portion Casablanca-Marrakech près de la sortie de l’aéroport Mohammed-V. Photo © Lotfi Rachidi

À défaut de repenser le système, les opérateurs culturels, la scène artistique et la société civile comblent les vides. « Qu’il y ait du soutien ou pas, nous faisons ! », résume Salah Malouli. « On ne peut pas se permettre d’attendre le cadre parfait pour intervenir. C’est à nous de proposer et de faire des choix artistiques qualitatifs », complète-t-il. Selon Hassan Darsi, « travailler dans la clandestinité (en l’absence de cadre ou d’invitation, ndlr) a son charme aussi et nous impose la ruse, en utilisant des processus très locaux », déclare-t-il avec malice. S’ils s’accommodent de ce contexte, ils restent nombreux à rêver d’une véritable école du regard, de la mise en place d’une politique qui mise sur le patrimoine contemporain et pas uniquement sur la sauvegarde du patrimoine historique, puis d’ouvrir ensemble une réflexion sur « ce qui fait œuvre dans l’espace public », selon les termes de la chercheuse en développement culturel, Danielle Pailler. L’entreprise est belle. Le chemin, lui, est encore long.

Par Houda Outarahout

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